A titre liminaire, nous rappellerons que la notion d’abus de droit en matière fiscale est exposée à l’article L 64 du LPF (Livre des procédures fiscales) et à l’article L 64 A du LPF.
L’article L 64 du LPF expose que l’administration fiscale dispose d’un pouvoir conséquent, puisqu’il lui est possible d’écarter tous les actes constitutifs d’un abus de droit, ces actes ne lui sont dès lors pas opposables.
Il est entendu au sens de ces articles qu’un acte constitutif d’un abus de droit puisse être un acte ayant un caractère fictif ou un acte établi dans le but de rechercher le bénéfice d’une application littérale des textes ou des décisions à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, qui n’auraient été inspirés par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer la charge fiscale, que l’intéressé aurait normalement eu à supporter s’il n’avait pas établi, passé ou réalisé ces actes.
L’article L 64 A du LPF, entré en vigueur le 1er janvier 2021 a apporté de nouvelles précisions, puisque cet article ne mentionne plus le motif : exclusivement fiscal mais principalement fiscal.
Cet article mentionne toutefois un garde-fou, puisque cet article précise :
sous réserve de l’application de l’article 205 A du code général des impôts.
Pour mémoire, la doctrine administrative (BOFIP), indique, en son paragraphe premier (BOI-IS-BASE-70) : que « Conformément aux dispositions de l’article 205 A du CGI, il n’est pas tenu compte, pour l’établissement de l’impôt sur les sociétés, d’un montage ou d’une série de montages qui, ayant été mis en place pour obtenir, à titre d’objectif principal ou au titre d’un des objectifs principaux, un avantage fiscal allant à l’encontre de l’objet ou de la finalité du droit fiscal applicable, ne sont pas authentiques compte tenu de l’ensemble des faits et circonstances pertinents.
Pour l’application de cette clause anti-abus, un montage ou une série de montages, qui peut comprendre plusieurs étapes ou parties, est considéré comme non authentique dans la mesure où ce montage ou cette série de montages n’est pas mis en place pour des motifs commerciaux valables qui reflètent la réalité économique. »
Cette clause anti-abus est applicable pour les exercices ouverts à compter du 1er janvier 2019, le BOFIP précise en sus que la date à laquelle le montage fut mis en place, n’a aucune incidence pour l’application de la clause anti-abus, cette dernière est applicable à toutes les opérations qui ont une incidence sur le calcul du résultat des sociétés portant sur les exercices ouverts à compter du 1er janvier 2019.
L’administration fiscale est donc dotée d’outils redoutables pour démasquer les fraudes fiscales. Le Conseil d’État, dans une importante décision n°455278 en date du 4 février 2022, publiée aux tables du recueil Lebon, est venu alourdir le bras déjà bien armé de l’administration fiscale, en jugeant que l’administration fiscale dispose toujours de la possibilité d’écarter comme ne lui étant pas opposables certains actes passés par le contribuable, dès lors qu’elle établit que ces actes ont un caractère fictif. Le Conseil d’état ajoute en sus que : « peut également se fonder sur le principe qui vient d’être rappelé pour écarter les actes qui, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, n’ont pu être inspirés par aucun motif autre que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, s’il n’avait pas passé ces actes, aurait normalement supportées eu égard à sa situation et à ses activités réelles. »
Dans les faits, que s’est-il passé ?
La société HAYS France a saisi le Conseil d’État, par mémoire enregistré le 5 novembre 2021 afin de demander l’annulation de l’arrêt n°20PA01481, rendu par la cour administrative d’appel de Paris, en date du 8 juillet 2021, ayant rejeté son pourvoi formé contre le jugement rendu par le Tribunal administratif de Paris, en date du 29 novembre 2017, qui avait débouté la société de sa demande restitution des crédits d’impôts recherche, portant sur les années 2011 et 2012 et dont les montants étaient respectivement de 678 581 et 824 837 euros.
La société HAYS France ainsi que ses conseils avaient également demandé le renvoi au Conseil Constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur la conformité des droits et libertés garantis la Constitution, de la rédaction actuelle de l’article L 64 du LPF.
Dès son premier considérant, le Conseil d’État, rappelle les 3 conditions qui permettent le renvoi d’une QPC devant le Conseil Constitutionnel.
Les 3 conditions cumulatives pour renvoyer une QPC devant le Conseil Constitutionnel sont les suivantes :
- Il faut que la disposition litigieuse soit applicable au litige ou à la procédure ;
- Il ne faut pas que cette disposition ait déjà été déclarée comme conforme à la Constitution, sous réserve qu’il n’y ait pas eu de changement de circonstances ;
- Que la question soulevée soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.
Le cas échéant, le Conseil d’État a indiqué en son 7ème considérant que la question soulevée n’est pas nouvelle et qu’elle ne présente pas un caractère sérieux, dès lors cette dernière ne peut faire l’objet d’un renvoi devant le Conseil Constitutionnel.
Le Conseil d’État a rappelé les conditions d’application de l’article L 64 du LPF mais également le fait que les dispositions de l’article L 64 du LPF sont applicables uniquement en cas de rectification notifiée par l’administration fiscale (3ème considérant).
En sus, le Conseil d’État, a indiqué en son 4ème considérant que : « si un acte de droit privé opposable aux tiers est en principe opposable dans les mêmes conditions à l’administration tant qu’il n’a pas été déclaré nul par le juge judiciaire, il appartient à l’administration, lorsque se révèle une fraude commise en vue d’obtenir l’application de dispositions de droit public, d’y faire échec même dans le cas où cette fraude revêt la forme d’un acte de droit privé. Ce principe peut conduire l’administration à ne pas tenir compte d’actes de droit privé opposables aux tiers et s’applique également en matière fiscale, dès lors que le litige n’entre pas dans le champ d’application des dispositions particulières de l’article L. 64 du livre des procédures fiscales qui, lorsqu’elles sont applicables, font obligation à l’administration fiscale de suivre la procédure qu’elles prévoient. Ainsi, hors du champ de ces dispositions, l’administration, qui peut toujours écarter comme ne lui étant pas opposables certains actes passés par le contribuable, dès lors qu’elle établit que ces actes ont un caractère fictif, peut également se fonder sur le principe qui vient d’être rappelé pour écarter les actes qui, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, n’ont pu être inspirés par aucun motif autre que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, s’il n’avait pas passé ces actes, aurait normalement supportées eu égard à sa situation et à ses activités réelles. »
Le Conseil d’État, juge dans cette décision de principe, que les actes de droit privé qui n’entreraient pas dans le champ d’application de l’article L 64 du LPF, peuvent toutefois être écartés par l’administration fiscale, comme ne lui étant pas opposable, si cette dernière établit que ces actes passés ont un caractère fictif, mais également si ces actes passés l’ont été afin de rechercher le bénéfice d’une application littérale des textes à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, qui n’ont pu être inspirés par aucun motif autre que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, s’il n’avait pas passé ces actes, aurait normalement supportées eu égard à sa situation et à ses activités réelles.
Un tel principe ne peut cependant être invoqué par l’administration fiscale, que dans les cas qui n’entreraient pas dans le champ d’application de l’article L 64 du LPF
Pour le Conseil d’État, une telle différence de traitement n’est pas contraire au principe d’égalité devant les charges publiques et s’expliquent par le fait que des situations différentes existent, sous réserve que : « que le législateur se fonde sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu’il se propose et qu’il ne fasse pas peser sur les contribuables une charge excessive au regard de leurs capacités contributives. »
Le cas échéant, le Conseil d’État rappelle que :
les dispositions de l’article L64 du LPF et le principe en cause régissent des situations différentes et sont susceptibles d’emporter des conséquences différentes.
Cette décision qui fait jurisprudence, risque d’être lourde de conséquences pour de nombreux contribuables, nous rappelons qu’aujourd’hui le meilleur moyen de se prémunir d’une procédure d’abus de droit diligentée par l’administration fiscale, c’est soit : de se prémunir d’une doctrine administrative sur le fondement de l’article L 80 A du LPF.
Pour rappel l’article L 80 A du LPF dispose que : « Il ne sera procédé à aucun rehaussement d’impositions antérieures si la cause du rehaussement poursuivi par l’administration est un différend sur l’interprétation par le redevable de bonne foi du texte fiscal et s’il est démontré que l’interprétation sur laquelle est fondée la première décision a été, à l’époque, formellement admise par l’administration.
Il en est de même lorsque, dans le cadre d’un examen ou d’une vérification de comptabilité ou d’un examen contradictoire de la situation fiscale personnelle, et dès lors qu’elle a pu se prononcer en toute connaissance de cause, l’administration a pris position sur les points du contrôle, y compris tacitement par une absence de rectification.
Lorsque le redevable a appliqué un texte fiscal selon l’interprétation que l’administration avait fait connaître par ses instructions ou circulaires publiées et qu’elle n’avait pas rapportée à la date des opérations en cause, elle ne peut poursuivre aucun rehaussement en soutenant une interprétation différente. Sont également opposables à l’administration, dans les mêmes conditions, les instructions ou circulaires publiées relatives au recouvrement de l’impôt et aux pénalités fiscales. »
Attention le bénéfice des dispositions de l’article L 80 A du LPF n’est pas opposable au contribuable, s’il existe un montage artificiel, cela a été rappelé dans une décision du Conseil d’État, n°428048 en date du 28 octobre 2020, (CHARBIT c/ MINISTERE DE L’ECONOMIE, DES FINANCES ET DE LA RELANCE)
Soit, lorsque le contribuable a préalablement interrogé (par écrit) l’administration fiscale (procédure du rescrit) sur la validité de l’opération qu’il souhaitait entreprendre et cela avant la conclusion de tous actes et que cette dernière ne s’est pas prononcée dans un délai de 6 mois. Cette procédure est prévue à l’article L 64 B du LPF qui dispose que : « Les procédures définies aux articles L 64 et L 64 A du LPF ne sont pas applicables lorsqu’un contribuable, préalablement à la conclusion d’un ou plusieurs actes, a consulté par écrit l’administration centrale en lui fournissant tous éléments utiles pour apprécier la portée véritable de cette opération et que l’administration n’a pas répondu dans un délai de six mois à compter de la demande. »